03/02/2010
José Socrates: "Il est extraordinaire que les agences de notation critiquent les gouvernements pour avoir dépensé l'argent qui a permis de sauver le système financier!"
Après la Grèce, le Portugal? Ce pays fait en effet parti des maillons faibles de la zone euro: les agences de notation, qui font la pluie et le beau temps sur les marchés financiers, ont estimé que le projet de budget portugais pour 2010, présenté la semaine dernière, n'est pas assez rigoureux. Elles viennent donc de placer la péninsule lusitanienne sous « surveillance négative », la menaçant de baisser sa note à la suite de la forte dégradation de ses finances publiques; comme elles l'ont déjà fait une première fois en janvier 2009. La conséquence serait terrible pour Lisbonne, puisque cela rendrait plus coûteux son accès au crédit. Dans un entretien exclusif que j'ai recueilli à Lisbonne, José Socrates, le premier ministre socialiste du Portugal, défend sa politique économique et critique les agences de notation anglo-saxonne qui reprochent aux Etats de s'être endettés pour sauver le système financier. Exclusif, car Socrates n'accorde plus d'entretien à la presse écrite de son pays (seulement à la télévision et à la radio), quelque peu lassé, m'a-t-on expliqué, que ses propos soient systématiquement déformés (ll s'agit de la version longue de l'entretien paru ce matin dans Libération).
Je ne comprends absolument pas la suspicion qui pèse sur mon pays. Il faudrait que l'on m'explique en quoi notre situation est différente de celles des autres pays et en quoi elle est plus préoccupante. Nous sommes en ligne avec ce qui s'est passé ailleurs dans le monde à la suite de la crise financière et économique à laquelle nous avons dû faire face. Regardons froidement les chiffres. Notre déficit public est de – 9,3 % du PIB en 2009 – un chiffre définitif ― contre -2,6 % en 2007, soit une variation de – 6,7 %. Cela paraît important, mais il faut considérer l'ensemble du tableau. Ainsi, le déficit moyen du G 20 et de la zone euro s'est dégradé dans la même proportion. Pour la dette publique, c'est la même chose : en 2007, elle était au Portugal de 63,5 % du PIB et elle atteint aujourd'hui 76,1 %, soit un peu moins que la moyenne de la zone euro (78,2 %) et un peu plus que celle du G20 (75,1 %). J'ai vraiment le sentiment que les marchés ne se préoccupent pas de la réalité de la situation économique, mais se basent sur des a priori et des impressions pour rendre leur jugement. Je recommande à ces analystes de venir constater la réalité sur place. Et je me demande pourquoi ils ne se préoccupent pas de la situation au Royaume-Uni, aux États-Unis, sans même parler du Japon, où les comptes publics sont bien plus dégradés qu'au Portugal.
Les inquiétudes du marché à l'égard du Portugal sont donc infondées ?
Tout à fait. Si notre déficit a plongé, c'est parce que nous avons fait un effort budgétaire pour aider notre économie fortement ébranlée par la crise mondiale. Il s'agit donc de dépenses parfaitement justifiées. L'intervention de l'État a d'ailleurs parfaitement fonctionné : le Portugal, comme la France, a été l'un des premiers pays à sortir de la récession technique, au deuxième trimestre 2009, et avec l'une des plus fortes croissances de la zone euro. J'ai une vision instrumentale du déficit : il faut le creuser quand l'économie en a besoin. Comme l'a dit le prix Nobel d'économie, Paul Krugman, « le déficit a sauvé le monde ». Il ne faudrait quand même pas que les marchés nous reprochent d'avoir réussi à éviter la répétition de 1929! Le pire est maintenant derrière nous, mais les conséquences du tsunami financier, ce sont les déficits. Le retour à la normale est pour bientôt: en 2010, nous allons réduire le déficit d'1% et nous reviendrons sous les 3 % en 2013.
Réduire son déficit de 5 % en trois ans, c'est énorme !
Exact. Mais je l'ai déjà fait : nous sommes passés de 6,8 % en 2005 à 2,6 % en 2007. En deux ans. Je sais comment faire et je suis prêt à le faire. Mais je ne le ferai que lorsque cela ne menacera pas l'économie. Pour l'instant, elle est encore très convalescente : notre croissance ne sera, cette année, que de 0,7 % et un taux de chômage de 10 %.
L'agence de notation Moody's considère pourtant que votre projet de budget 2010 ne va pas assez loin.
Je ne comprends pas comment Moody's peut donner son opinion sans avoir vu notre projet de budget, sans tenir compte de nos projections de réduction du déficit budgétaire et de la nature des dépenses : ce sont des dépenses d'investissement qui préparent l'avenir et la croissance de demain. D'ailleurs, même l'opposition de droite a décidé de s'abstenir sur le vote budget, ce qui est un geste de grandeur politique de sa part.
N'y a-t-il pas un problème avec ces agences de notation, toutes anglo-saxonnes, qui déterminent l'humeur des marchés ?
Il est extraordinaire que les agences de notation critiquent les gouvernements pour avoir dépensé l'argent qui a permis de sauver le système financier ! Elles devraient comprendre qu'il ya une différence entre les États qui font des dépenses sans raison et ceux qui les font pour une bonne raison. Et n'oublions pas que ce sont ces mêmes agences qui nous donnent des leçons qui ont été incapables d'évaluer les risques, risques qui ont débouché sur la grave crise que nous traversons. Il est impératif de prendre des mesures et j'espère que le G20 changera le système afin de lui redonner sa crédibilité.
Trouvez-vous que le traitement que les marchés infligent à la Grèce est davantage justifié ?
Je ne vois aucune raison objective de considérer qu'elle présente un risque aussi élevé que certains le disent alors qu'elle est membre de l'Union et appartient à la zone euro. D'ailleurs, les marchés ont massivement souscrit à l'emprunt à 5 ans lancés par la Grèce, lundi dernier : il y a eu 25 milliards d'euros de demande alors qu'Athènes ne voulait lever que 3 milliards d'euros. La demande a donc été huit fois plus élevée que prévu ! Cela montre que les investisseurs n'ont pas accompagné les suspicions des agences de notation. Il est quand même curieux que ces dernières nous expliquent à longueur d'année que la Grèce est presque en situation de cessation de paiement, et que les marchés se précipitent sur sa dette. Il est vrai que les taux d'intérêt sont désormais très élevés, ce qui attire les investisseurs. Or, pourquoi les taux sont-ils hauts ? Parce que les agences de notation considèrent qu'il y a un risque élevé. On voit bien ce que certains ont à gagner dans la situation actuelle.
La Grèce n'est-elle quand même pas en partie responsable de ce qui lui arrive ? Après tout, elle a menti deux fois en cinq ans sur le montant de son déficit budgétaire ce qui a entamé la confiance des marchés.
C'est exact : le problème grec n'est pas seulement celui du déficit, mais celui de la crédibilité de ses statistiques.Eurostat, l'organe statistique européen, a lui-même déclaré qu'il n'avait pas confiance dans les statistiques grecques. Une telle suspicion est terrible pour un pays, car les marchés deviennent méfiants. Je pense que le gouvernement grec doit donner l'indépendance totale à son institut de statistique pour rétablir la confiance.
Depuis vingt ans, la Grèce a promis de faire des réformes structurelles qu'elle n'a jamais faites.Je peux donner l'exemple du Portugal. En 2005, mon pays était aussi dans une situation très difficile : alors qu'il n'y avait aucune crise mondiale, notre déficit était de 6,8 % du PIB, soit le plus élevé de la zone euro, tous nos partenaires de la zone euro étant sous les 3 %. Ce dérapage était dû à une explosion du nombre de fonctionnaires publics et à un déséquilibre structurel de la sécurité sociale, en particulier du régime de retraite. En 2005, la croissance annuelle des dépenses de retraite était de 9 %. En 2010, cette croissance a été ramenée à 3,4 %. Qu'avons-nous fait ? Ce que beaucoup de pays n'ont pas encore osé faire. Nous avons aligné l'âge de la retraite dans le secteur public sur celui du secteur privé, soit 65 ans pour tout le monde. Ensuite, nous avons introduit dans le calcul de la retraite un facteur de soutenabilité qui permet de tenir compte de l'allongement de la durée de vie : plus la durée de vie s'allonge, plus longtemps vous devrez travailler pour maintenir votre niveau de pension. Enfin, nous ne tenons plus compte des dix meilleures années pour calculer la pension, mais de l'ensemble de la carrière. Côté fonction publique, depuis 2005, nous sommes passés de 747 880 fonctionnaires à 675.000, soit 10 % de moins, en ne remplaçant qu'un fonctionnaire sur deux qui part à la retraite. Alors que depuis trente ans, leur nombre n'avait fait qu'augmenter. Autant de réformes auxquelles les agences de notation ne croyaient pas, je tiens à le rappeler : elles disaient que c'était impossible, que cela ne pourrait en tout cas pas être fait en trois ans, comme je l'avais promis. Or, ces réformes difficiles, nous les avons faites en deux ans seulement : en dépit de manifestations massives, l'opinion publique m'a soutenu.
Cette crise ne montre-t-elle pas la nécessité d'une meilleure gouvernance économique ? Par exemple, ne faudrait-il pas prévoir des instruments pour aider un pays de la zone euro qui a un problème, créer une agence chargée de gérer en commun tout ou partie des dettes nationales, lancer un emprunt européen ce qui permettrait d'obtenir des taux bas, etc. ?
Je suis totalement d'accord. Nous devons tirer les leçons de ce qui s'est passé. Sans l'Europe, la situation aurait été bien pire. La leçon, ce n'est donc pas moins d'Europe, c'est plus d'Europe. Il donc faut que l'idée du gouvernement économique de la zone euro avance et ma conviction est que, vu la violence de la crise, les conditions politiques pour agir sont réunies. Ce serait terrible pour l'Europe que nous ne fassions rien après cette crise.
Faut-il aujourd'hui afficher la solidarité de l'Europe avec la Grèce ?
Il n'y a pas d'urgence à afficher quoi que ce soit. Il est clair que la Grèce peut compter sur la solidarité de ses partenaires. Les marchés doivent bien comprendre que ce pays est une partie de la zone euro et que nous allons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour l'aider. Un philosophe espagnol a dit : « plusieurs abeilles, un seul ensemble ». Ortega Y Gasset a dit: « plusieurs abeilles, un seul vol ».